La publication aux Editions du Camion Blanc de l’ouvrage : « Pop Rock – Les instruments de l’ombre », étant en bonne voie, permettons-nous d’illustrer une des « ombres » qu’il renfermera.
The Who, Genesis, Queen … et le Triangle
Les panneaux de signalisation routière de forme triangulaire signalent un danger : croisement, série de virages, cassis ou dos d’âne, chaussée glissante … rien de musical de ce côté-là. Sis dans une voiture, le rôle du triangle sert également à signaler un danger/problème, en l’occurrence, un véhicule à l’arrêt sur la chaussée. Pneu crevé, panne d’essence, panne tout court, accident … des automobilistes stationnés sur le bas-côté pour mieux profiter d’une chanson radiodiffusée ? Ce serait trop beau ! Toujours pas de musique au programme de cet autre triangle. A moins que … et si ces fameux passagers de la route se garaient sur la bande d’arrêt d’urgence, warning allumés, pour écouter Triangle, groupe français qui sortit trois albums entre 1970 et 1973 ? Alors, notre amical instrument commencerait à sonner musical.
TRIANGLE – Peux-être demain
Le comble, se nommer Triangle et ne pas en user ! Nonobstant, quel merveilleux groupe c’était. Alors ? Si ce n’est l’Homonymie (album du groupe – 1973), qui qu’en joue de notre triangle ?
Morceaux choisis
Joni MITCHELL – Big yellow taxi
En matière de triangle, rien de plus difficile que de certifier qu’il s’agit bien de lui lorsque, tintinnabulant, on l’entend au cœur d’une chanson. Pour « Big yellow taxi », il s’agit non pas d’une incertitude mais d’une éruption ! Le petit instrument plante une série de notes qui accompagnent la guitare et les percussions tout du long. Sur l’album nidificateur, Ladies of the canyon (1970), Joni Mitchell livre des chansons où sa voix cristalline se pose sur une guitare acoustique ou un piano, Cat Stevens au féminin. La série de chansons sonne folk mais avec ce particularisme propre à son auteure/compositrice, ce quelque chose « à part » qui la caractérise. Associé au triangle, sa spécificité se veut joyeuse, telle la couleur des taxis new-yorkais.
The WHO – Mary Anne with the shaky hand
Voilà un titre des Who qui nous change des génériques de la série télévisée Les Experts. En effet, quel que soit le lieu où se situe l’action, Manhattan ou Miami, c’est une chanson du groupe qui l’introduit ; respectivement « Baba O’Riley » et « Won’t get fooled again ». De fait, « Mary Anne with the shaky hand », disponible sur The Who Sell out (1967), est d’une facture beaucoup moins rock, beaucoup plus pop que ses deux benjamines. Et puis vient l’interrogation, la question restée sans réponse (« Pete ? T’en rappelles-tu ? ») : À deux minutes du début, s’agit-il du son d’un triangle, d’une cymbale aiguë, d’un couvercle de gamelle ou d’autre chose que l’on devine noyé au milieu de ses congénères ? Parti pris, nous optons pour notre camarade de chronique. A vous d’écouter !
John LENNON – (Just like) Starting over
Il y a des chansons qui s’annoncent royalement, coups de tonnerre et roulements de tambour, guitare ou piano en folies, et puis il y a « (Just like) starting over », un classique de Lennon qui ouvre l’album Double fantasy (1980), co-signé avec Yoko Ono. Malgré cela, la chanson parait toute droite sortie d’un Lp des Beatles. Démarrer un album par trois coups de triangle, il fallait au moins un ex Scarabée pour l’oser. Hormis, cette originalité, le titre rappelle une ballade typiquement 60’s, si ce n’est ce pont malicieux qui la transcende.
La production l’ancre dans les 80’s, avec des effets de console qui évoquent Jeff Lyne et son Electric Light Orchestra. En fait, ce sont les amants heureux, CF la pochette, qui l’ont produit en compagnie de Jack douglas, producteur quasi attitré d’Aerosmith dans les années 70. Il est des associations imprévues qui produisent, parfois, de belles réussites. Quant au triangle, le voilà passé de l’underground au vedettariat … à moins que … il se dit que les « trois coups » sonnés seraient la sonnette de l’ascenseur du Dakota Building où résidait Lennon … si vous avez des infos … sonnez-nous … Pardon : « Triangulez-nous » !
AEROSMITH – Sweet emotion
Jack Douglas à la production ? Puisqu’on en « causait » autour de « (Just Like) Starting Over », le voilà au côté Aerosmith pour le formidable album Toys in the Attic (1975), troisième essais des bostoniens. Le producteur américain serait-il accro à l’instrument ?! Sur « Sweet emotion », non content d’adjoindre un vibraslap (instrument de « bruitage » reproduisant un mitraillage de hochet assez proche de la sonnette d’un crotale) à une talk box (effet tournoyant et caverneux produit en soufflant dans une pédale dite « d’effet », cette fois-ci utilisé sur la voix), il réussit à insérer quatre (ou cinq) coups de triangle autour de la troisième minute du morceau, juste avant un cataclysme guitaristique.
Mis à part ces « gadgets », « Sweet emotion » est un classique du répertoire d’Aerosmith, une magnifique pièce de hard rock magistralement interprétée sur le Live Bootleg (1978). Sur la version studio qui nous intéresse, il faut tendre l’oreille et qu’un oto-rhino-laryngologiste en ait extrait le cérumen pour discerner la présence enfouie de notre « ami ».
GENESIS – Can-utility and the coastliners
Enchaînons avec le Grand Genesis, celui des Peter Gabriel et Steve Hackett, de Phil Collins … derrière sa batterie. Cette fois-ci, nous ne romprons pas le suspens en situant l’instant magique où le triangle s’exprime. Précisons, minimum oblige, que l’Unique se situe quelque part au milieu des 5’45” de « Can-utility and the coastliners », quatrième plage du légendaire Foxtrot (1972). « C’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases » (M. Audiard), c’est curieux chez les rockeurs ce besoin de jouer du triangle …
Pour Genesis, chantre du rock progressif, encensé pour sa capacité à produire des partitions audiovisuelles, cloné par de multiples formations, de Spock’s Beard à Rush, ressentir la nécessité d’une unique expression du Delta (en grec et en majuscule), comme un trait parfumé, une fragrance rare, relève de la minutie … ou de la maniaquerie.
Todd RUNDGREN – I saw the light
« I saw the light » ouvre Something/Anything ? (1972), double album de Todd Rundgren. Au format vinyle, l’œuvre affiche vingt-cinq titres, du sérieux. Rundgren est ce que l’on peut nommer un chercheur, un défricheur de sons, un brouilleur de partitions, un compositeur de l’impossible. Outre un rôle de producteur pour les autres : Sparks, New York Dolls, Grand Funk Railroad, Meat Loaf … il élabore de savants forfaits pour lui-même. Something/Anything ?, son « petit » troisième, emprunte ce chemin tortueux de l’expérimentation. Mais ça n’est rien en regard de ce qu’il va livrer dans l’album suivant, A wizard, a true star (1973), un disque « difficile » mais passionnant.
L’amateur de rock qui commence une balade musicale en compagnie de ce multi instrumentiste assez génial via « I saw the light » se prépare de sacrées surprises à l’écoute des titres suivant. En effet, esseulée dans cette ligne d’eau, la chanson navigue de courants hyper mélodieux en fontaines de miel. Radiodiffusée en boucle sur la Bande FM, cette suite de notes idéales deviendrait sans coup férir une réussite commerciale. Des petits coups de triangle y sont parcimonieusement disséminés. Pour en saisir la présence, il faut prêter l’oreille sans se laisser distraire par la voix charmeuse du grand Todd. Au cœur d’une effervescence générale, si l’on devait qualifier la façon dont le triangle est utilisé, on parlerait d’un modèle d’humilité.
The BLACK CROWES – High head blues
Des percussions plutôt funky, tablas, congas, bongos, une batterie groovy et un triangle qui bat la mesure, le troisième titre d’Amorica (1994), « High head blues », démarre exotique, surtout pour un groupe de heavy blues rock teinté de soul comme The Black Crowes. Tout de suite après, les guitares reprennent le pouvoir mais sans exagération, vintage, Humble Pie dans l’âme.
Outre la vista de Rich Robinson, compositeur et guitariste talentueux, l’atout, le point fort du groupe, réside dans la voix de Chris Robinson. Son chant anime les morceaux d’un grain blues et soul, pendant à celui d’un Steve Marriott. Deux valant plus qu’un, lorsqu’unis, les frères Robinson mettent le microcosme rock à leurs pieds. Seulement voilà, ils se vivent ennemis. Lors d’un festival en compagnie d’Oasis, même les Gallagher Bros se sont trouvés « petits joueurs » face à l’amour/haine qui réglait les relations entre ces deux-là.
A sa sortie, Amorica n’a pas bénéficié d’une Presse dithyrambique. Pourtant, il contient de bien belles chansons, dont « Descending », évoquée au chapitre piano de cet ouvrage. Pour ce qui concerne « High head blues » et son triangle, pas de « danger » que le tintement nous surprenne. Il se coule dans la mélodie et se prête idéalement à l’exercice du rock made in 70’s.
QUEEN – The millionaire waltz
« The millionaire waltz », sur A day at the races (1976), l’album critiqué au titre qu’il auto plagierait A night at the opera (1975). Des auto plagiat de ce niveau-là, on en redemande ! A trois minutes du début de « The millionaire waltz », l’utilisation d’un triangle ne fait aucun doute. Pourtant, des voix s’élèvent pour jeter le trouble. Provoquer la controverse, engager la polémique, tout sauf l’indifférence ! « On parle de nous ? Alors, c’est gagné ! ».
Ce titre est signé Freddie Mercury. A la sortie de chaque album de Queen, s’il était des chansons attendues, c’était bien les siennes, synonyme d’originalité. En studio, lors de l’enregistrement de « The millionaire waltz », on imagine le chanteur jubilant, attendant le moment qu’il a identifié comme « propice » pour actionner une unique fois le petit instrument. Chose faite, il se retourne vers ses trois comparses, un sourire lui éclairant le visage. L’air satisfait, il émet un unique mot : « Voilà ! », sous-entendu : « Cette chanson est à présent complète ». Ne serait-ce que pour des instants comme celui-là, permettons-nous d’écrire : un triangle, une image, un émoi.
Épilogue
A l’issue de ces exemples triangulés, une hypothèse darde un œil concupiscent sur l’instrument. En effet, le triangle peut également représenter la féminité dans ce qu’elle a de plus intime. Pour l’évoquer, une fraction de la population a souvent recours à cette forme géométrique. On peut présupposer que le rock ne fait pas exception à la règle, qu’il adoube ce parallèle.
Ian DURY – Sex & Drugs & Rock & Roll
Dans la démonstration, ne négligeons pas non plus la mise en action de l’instrument qui peut évoquer, à elle seule, bien des choses. Sans propos libidineux, insérer une tige métallique à l’intérieur du triangle pour l’inviter à vibrer en le travaillant au corps a de quoi faire frémir. « Big yellow taxi », « Sweet emotion », « I saw the light », « Mary Anne with the shaky hand » … que de titres évocateurs … Dans une branche musicale où l’adage de rigueur est : « Sex & drugs & Rock & Roll » (n’est-ce pas Mr Dury ?), ça n’aurait vraiment rien d’étonnant.
Thierry Dauge