Gerard Manset – 2870 – Un album un peu oublié…
Mais ô combien réussi !
« Un nouveau Manset me fait toujours le même effet qu’un nouveau Beatles du temps de leur règne », écrivais-je en 1978 dans le mensuel ROCK’N’ROLL MUSIQUE: une première écoute « fine bouche », de vagues réflexions du style « moins bon que le précédent »… Comme si un rock-critique pouvait en quarante minutes juger des mois de travail et de recherche! Mais un Beatles ou un Manset, c’est une chambre au petit matin : on ouvre un œil et on ne voit rien ; pourtant, au bout de quelques secondes, les contours apparaissent et la lumière traverse les interstices des volets.
COMME de coutume Manset supervise l’album d’un bout à l’autre. En effet, pour lui, disque, pochette, notes complémentaires, logo, etc. forment un tout et il ne serait question de négliger le moindre détail. C’est pourquoi la pochette de « 2870 » a été réalisée par Hipgnosis. Elle pourra sembler mystérieuse au le public français, habitué à la traditionnelle photo du chanteur, recto-verso ! Superbe enveloppe que l’on admire, que l’on tourne et retourne avant d’oser la desceller… et la déceler.
A l’intérieur, deux portraits encadrés de noir, et les textes, bien sûr.
Une production qui domine toute la scène française depuis exactement dix ans
Deux ans sont si longs qu’on aurait tendance à regarder chaque nouvel album comme un rare météore tombé d’une planète magique et mystique ! Mais je ne suis pas martien, je vous parlerai donc de ce disque en termes clairs…
2870 est un édifice splendidement équilibré : quatre titres se partagent la première face, tandis que la seconde est aux trois- quarts occupée par la pièce maîtresse qui a donné son nom à l’album. Le côté magique de Manset est sans doute de toujours savoir prononcer des phrases quasi-religieuses sans qu’elles sonnent de façon bizarre… Dans un tout autre ordre d’idées, Léo Ferré a toujours su rendre poétiques les mots les plus bassement matériels. L’art de Manset est de pouvoir dire « je suis Dieu »sans que quiconque puisse tiquer, à tel point qu’on ne sait s’il s’agit d’athéisme ou de profonde religion. « Jésus », qui ouvre l’album en est la plus exacte illustration : « Serais-tu devenu sourd, sourd… Laisse-toi tomber des nues »
Très dure réalité, courageux, clairvoyant, il ose déclarer :
«Tes disciples… t’appellent au secours / T’as pas le temps de leur fAire de discours.. »
Sans haine contre personne, Manset ne fait que constater. Sans se chercher de bouclier, il s’adresse directement à qui de droit :
«Tu m’as bien compris de travers ».
Lorsque je parle de l’équilibre parfait de ce « Manset 1978 », la meilleure preuve en est cette succession de couleurs / réflexions :
– « Jésus », non pas amer mais lucide.
– « Le Pont », par contre, riche d’espoir et d’amour.
Puis revient la froideur implacable dans ce qui est sans doute son texte le plus violent…
UN HOMME, UNE FEMME Faisant corps avec ce texte écrasant et irréversible car, une fois de plus, il constate l’évidence sans proposer de parade au destin, une guitare vous déchire… Une guitare qui semble tout droit issue d’« Electric Ladyland ».
« Attends qu’il te condamne à vivre encore / Avec sa marque sur le corps »
Plus dure que la mort, cette condamnation à vivre avec une plaie sournoise au fond du cœur. Pire que la haine, le mépris et l’abandon conduisent tout droit à l’amour, à la tendresse et aux larmes, tout ce qui émaillé la chanson suivante.
« Amis » termine cette face, douce et déchirante tour à tour. Lorsque l’esprit devient boussole folle, lorsque la vie a perdu toute direction, toute raison d »être…
« A quoi sert d’aimer s’il faut le dire, le répéter »
2870 pièce maîtresse de près d’un quart
Manset a toujours su évoquer le passé, le futur et le surréel de façon si précise que c’est celui qui l’écoute qui le rejoint et baigne harmonieusement dans le théâtre ainsi créé. Beauté et puissance des contrastes ; l’enfant seul et condamné, sans défense contre les tours immenses, le froid et le silence. Des images merveilleuses :
« Un navire ancré dans le ciel / Une ville en verre »
Une atmosphère infernale et envoûtante qui débouche logiquement sur l’apaisement du dernier titre.
Si le cosmos entier n’est qu’un assemblage divin où le malheur n’est que la raison d’être du bonheur, Manset, maître du mot et du contraste, achève son édifice par un festival d’ombres et de soleils, où voisinent l’âme heureuse et les femmes merveilleuses avec l’âme noire et la sinistre mémoire. L’enfant-symbole de pureté est à nouveau présent, malgré l’impossible retour en arrière pour réparer ce qui a été saccagé à jamais.
L’impression qui se dégageait de ce Manset, si l’on veut vraiment « l’étiquetter », est qu’il semblait différent des précédents. Différent, tout d’abord, par un son « 1978 » (voir « Le Pont ») alors que tous les autres baignaient dans une atmosphère typiquement Manset, indépendamment de toute influence temporelle ; différent aussi par les textes qui évoluent dans un univers sans doute abordable par un plus large public.
Pour en savoir plus sur MANSET, UN LIVRE !
Daniel Lesueur – Culturesco