Geeshie Wiley – La ballade du fantôme

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Geeshie Wiley – La ballade du fantôme

Geeshie Wiley

La fraîcheur.

Enfin. Pour ça qu’il aime bien le soir, le vieux John. Le soir de son bon vieux Texas, qui ménage sa vieille carcasse éprouvée par une journée de chaleur. LA chaleur. La vraie. Méchante, écrasante. Qui vous colle la chemise à la peau et vous rend le souffle court dès le petit matin. Alors quand la lune fait valoir ses droits sur le soleil, ce branleur implacable, il traîne son fauteuil sur la terrasse. Son vieux fauteuil pourri dont le tissu ne donne plus guère d’information sur sa couleur d’origine. Il s’en fout, John. Il y est tellement bien une fois qu’il a carré ses miches maigrelettes en faisant grincer les ressorts fatigués.

Fauteuil

Comme d’habitude…

… juste avant, il n’a pas oublié le détour par la cuisine pour choper la boutanche de Buffalo Trace* et le verre, toujours le même, celui avec la truite gravée, qu’il avait gagné à un concours de pêche. C’était en… Enfin c’était il y a longtemps. Tellement longtemps. Peut-être bien aussi longtemps, tiens, que quand sa femme avait décidé un jour d’aller jeter un coup d’oeil de l’autre côté, histoire de voir si c’était bien vrai toutes ces histoires de Paradis et d’Enfer. Et aussi longtemps que quand ses enfants étaient venus lui rendre visite, la dernière fois. Mais, bon, ils ont leur vie, là-bas, à Houston, chez les fous de la grande ville.

Fauteuil

John est bien installé.

Il sirote son premier godet. La première gorgée est toujours la meilleure. Celle qui fait le passage, qui répand le doux réconfort dans ses artères de vieillard. Et c’est là que ça s’enclenchent. Tic tac, tic tac… Les petits rouages, la machine à souvenirs comme il l’appelle. Souvent ce sont les mêmes, têtus, qui reviennent à la charge. Peut-être parce que ce sont les plus agréables. Alors on s’en remet un petit coup, comme la gnôle. Une sacrée drogue ces putains de souvenirs.

Fauteuil

Vague à l’âme ce soir.

Des fantômes se pointent et frappent à la porte. Cette fille… C’était quand déjà ? Peut-être bien à l’époque du concours de pêche et du verre à la truite. Ouais, ça doit être ça. Incroyable l’impression qu’elle lui avait fait la donzelle. Paraît qu’elle était mexicaine. Il a jamais trop su. Une beauté pas comme les autres. Un corps mince, nerveux. Sculpté par l’errance. Un visage anguleux, des yeux noirs qui vous lâchaient pas, qui vous sondaient l’âme. Comme si tu pouvais pas mentir. Qu’elle savait tout, dès le départ, même si t’avais encore rien confié. Une artiste aussi. Elle jouait de la guitare. Très bien, aussi bien voire mieux qu’un homme même. Elle s’accompagnait pour chanter. Une voix douce, envoûtante qui vous hantait et vous enserrait comme une poigne de fer en racontant des histoires belles et désespérées. La puissance qui se dégageait alors de ce petit bout de femme, c’était dingue.

Fauteuil

Elle était pas restée longtemps dans le coin…

Geeshie… Oui… Geeshie… c’est comme ça qu’elle s’appelait.
En tous cas, il était tombé raide dingue amoureux le John. Et pas que lui d’ailleurs. Pas mal d’autres gars dans le secteur étaient tombés sous le charme. Mais c’était pas comme avec les autres filles du patelin. Geeshie, elle gardait ses distances. Indépendance farouche. Y a des gens comme ça, ils arrivent d’on ne sait où et puis ils repartent, sans raison. Peut-être avant d’être pris par l’envie de rester. La peur de se faire emprisonner. Par un lieu, des gens, des habitudes. Va savoir…

Fauteuil

Pourtant le John…

… il avait l’impression qu’elle ne lui était pas indifférente la môme. Mais ça c’est ce qui se passait dans sa petite caboche de jeune homme mal dégrossi. Le cinoche qu’on peut se faire à cet âge là quand même… Mais, bon, peut-être bien qu’il avait loupé le coche cette fois là. Il avait pas su y faire. Et merde tiens…

Fauteuil

Le vent s’est levé.

John frissonne un peu. Allez, une petite rasade avant de mettre la viande dans le torchon. C’est marrant, parfois il lui semble entendre une plainte, une voix qui fredonne doucement, lointaine. Comme ce soir. Bah… Ca doit être cette foutue brise qui lui joue un bon tour en traversant le feuillage du grand pacanier au fond du jardin… Bon, faut dire aussi que le Buffalo Trace, c’est plutôt costaud comme limonade…

*Bourbon du Kentucky

Robert Johnson, Skip James, Mississippi John Hurt…

… Le Blues offre une mythologie riche en fantômes. Qui était donc ce type que croisa W.C. Handy en 1903 à la gare de Tutwiller, qui faisait glisser un couteau sur les cordes de sa guitare ? Figures énigmatiques disparues trop tôt ou évanouies dans la nature pour réapparaître des décennies plus tard sous les projecteurs d’une nouvelle génération avide d’authenticité.
Au sommet de ce panthéon improbable règne Geeshie Wiley, reine des spectres du Blues. Car d’elle on ne sait rien. Ou si peu. De Robert Johnson nous sont quand même parvenues deux photos certifiées authentiques qui participent à la légende sous les traits de ce jeune dandy vagabond au regard insolent qui trône avec sa guitare devant l’objectif. Geeshie, elle, n’aura jamais droit à ce statut d’icône car son visage restera à jamais perdu quelque part dans le passé, n’ayant pas eu les faveurs d’un photographe de passage.

Robert Johnson
Robert Johnson

Alors, que sait-on au juste de Geeshie Wiley ?

Selon les biographes, elle serait née à Natchez dans le Mississippi, peut-être en 1906. Bien que d’autres sources localisent sa naissance en Louisiane en 1908. Tandis qu’ un certain John Wilkerson, un texan qui l’a connue et fut certainement un des derniers à l’avoir vue, prétend qu’elle était née au Mexique. Dès le départ Geeshie est un mystère…

Comment est-elle venue à la musique ?

On pense à un lien familial avec le Bluesman Papa Charlie Mc Coy. On susurre aussi dans les milieux autorisés qu’elle aurait travaillé au cours des années 20 dans un medecine show dans le Mississippi, se découvrant peut-être là un goût pour une vie nomade.

Papa Charlie Mc Coy
Papa Charlie Mc Coy

Grafton, Wisconsin. Printemps 1930.

L’image floue de Geeshie devient plus nette. Car là on tient enfin du palpable. Et surtout de l’audible. Imaginons un studio délabré, exigu, humide. Un seul micro oscille doucement, pendu par son fil au plafond. C’est là que miss Wiley va enregistrer 6 morceaux pour les disques Paramount. Une petite poignée de 6 titres qui va devenir un jalon mythique du Blues.

Paramount

Geeshie chante et s’accompagne elle-même à la guitare…

… et ce jour là elle n’est pas seule pour immortaliser sa musique sur la cire. Une compère, du nom d’Elvie Thomas, vient prêter guitare forte…
Le Blues que nous offre Geeshie Wiley n’est pas âpre comme celui du Delta. Une douceur dans la voix émane, semblable à celle d’un Mississippi John Hurt. La guitare est fluide et épouse le chant en souplesse. Mais quelle force tranquille dans tout ça. Une force qui vient aussi des paroles, sombres dans « Last Kind Words Blues » ou « Motherless Child Blues » qui transpirent une tristesse étrange, envoûtante. Et comme Geeshie aime les contrastes, elle balance tout de go en contrepoint un « Pick Poor Robin Clean » où la Country pointe le bout de son nez, préfigurant ce mélange qui fit les beaux jours d’un Sonny Terry et d’un Brownie Mc Ghee. C’est sur ce seul morceau qu’Elvie Thomas
vient prouver qu’elle a aussi une voix. Mélange détonnant que ce chant en duo qui pimente une sauce déjà bien relevée.

Le label Night Records…

… soutenu par le disquaire La Face Cachée, tous deux de Metz, a eu le flair de rééditer cette pépite, épuisée depuis belle lurette, étoffant ainsi un catalogue plus que fréquentable dédié à la Devil Music (Robert Johnson, Skip James, Muddy Waters, Son House, Leadbelly…). Comme pour chacune de ses productions, le label a confié le visuel à Jean-Luc Navette, illustrateur et tatoueur basé à Lyon. Et comme d’habitude, c’est beau à tomber. Dire que Navette est un maître du noir et blanc et du fusain… Le mot est faible.
Mais, me direz vous fort à propos, 6 titres pour un vinyle opérant ses 33 révolutions par minute, c’est un tantinet léger… Effectivement seule la face A est gravée mais, chassez donc cette inquiétude qui navre votre regard, la face B régalera vos quinquets avec une superbe version sérigraphiée de la pochette, toujours signée de sieur Navette, of course.

Jean Luc Navette
Jean Luc Navette

Quelle chance alors…

… une fois le saphir déposé sur le premier sillon, d’entendre cette voix captée voilà près d’un siècle au fin fond du Midwest. Miracle temporel. Belle émotion.

Ensuite ?
Ensuite Geeshie Wiley disparaît des radars.
Nul n’ a jamais su ce qu’elle était devenue.

The last kind words I heard my daddy say
Lord, the last kind words I heard my daddy say
If I die, if I die in the German war
I want you to send my body, send it to my mother Lord
If I get killed, if I get killed please don′t bury my soul
I’d perfer to just be left, let the buzzards eat me whole
When you see me coming, look ′cross the rich man’s field
And if I don’t bring you flour, I′ll bring you bolted meal
I went to the depot, I looked up at the stars
Cried if a train don′t come, tha’ll be some walkin′ done
My mama told me, just before she died, « Lord, stay safe daughter don’t you be so wild »
The Mississippi River, you know it′s deep and wide
I can stand right there, see my babe on the other side
What you do to me baby, it never gets out of me
I may not see you after I cross the deep blue sea

Le catalogue Night Records ? Par ici : Night Records

Geeshie Wiley et Elvie Thomas – Rise and Erasure

Last Kind Words Blues – Skinny Leg Blues – Motherless Child Blues – Over To My House – Pick Poor Robin Clean – Eagles On A Half

Label : Night Records – 2020
Pochette : Jean-Luc Navette

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POUP
Laurent Poupinais, alias Poup. Diverses aventures dans le monde du fanzine (Nestor Mag, La Chronique Du Vermifuge), dans le Rock Punk/Garage (Les Ambulances, Mystery Machine, Traffic Drone) en tant que batteur. Dessinateur addict au noir et blanc qui réalise des illustrations pour des fanzines (Rock Hardi , Cafzic) mais aussi des visuels pour des groupes (pochette de disque, T-shirt, affiche, flyers et toutes ces sortes de choses).

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