François Schuiten et Benoit Peeters
Le retour du capitaine Nemo
Une étrange rencontre
Le Crotoy,
mai 1870
La nuit s’étire, trop lentement…
… Je regarde la pendule une nouvelle fois, qui ne va pas tarder à sonner deux heures. Je suis encore dans mon bureau, à l’étage, faisant les cent pas dans un incessant va-et-vient. La page blanche posée sur le sous-main reste désespérément vide. De temps en temps je consulte mes fichiers, comme si la solution allait jaillir de là, comme par enchantement. Je sais que je pourrais aller dormir en me disant que la nuit porte conseil et que je me réveillerai, frais et dispos, avec une solution en tête. Mais je sais bien que le sommeil ne viendra pas, occupé que je serai à ressasser sans trêve.
Le même problème revient à chaque fois…
… Le livre est écrit, paraît, remporte un franc succès. Ce cher Mr Hetzel, mon éditeur, est d’ailleurs enthousiaste suite aux excellentes critiques reçues par mon dernier roman, l’histoire de deux adolescents à la recherche de leur père autour du monde. Mais ça ne me met pas en confiance pour autant. Il faut s’atteler au prochain livre. Et trouver l’idée. La bonne idée. Celle qui constituera les fondations d’une histoire étonnante et originale.
Je regarde par la fenêtre…
… La nuit est belle, le ciel dégagé laisse scintiller les étoiles. Je décide de sortir, l’air du dehors me donnera peut-être l’inspiration. Je descends les escaliers à pas feutrés pour ne pas réveiller Honorine et les enfants. Mon manteau, mon haut de forme, me voilà prêt. Je sors de la maison, traverse le jardin dont les senteurs délicates flattent mes narines.
Une fois la grille refermée…
… mes pas me dirigent vers les quais. Je marche lentement, respirant profondément le parfum iodé venu du large. Le port est totalement désert et je profite de cette solitude pour me détendre et laisser mon esprit vagabonder. J’aime ces moments de promenade rêveuse propices à capter des idées. Les idées sont peut-être comme des ondes qui voyagent dans l’éther et peuvent se laisser capturer. Qui sait ?
La mer est calme…
… à marée montante. Presque invisible car c’est la nouvelle lune. Pourtant mon regard est attiré par une lueur, au loin. Mais son origine ne peut pas être la trop faible clarté des étoiles . Peu à peu la lueur augmente d’intensité, couvrant cependant une faible superficie sur les flots. Je m’approche du muret longeant le quai, intrigué. Cela semble s’être stabilisé. Quelques instants passent ainsi. La lumière est toujours là, immobile.
Soudain elle se met en mouvement…
… Je me demande si je n’ai pas la berlue à force de fixer intensément cette surprenante iridescence sous-marine. Mais non, elle se déplace ! Rapidement, et comme si elle affleurait la surface. Je ne saurais dire si cela fait maintenant quelques minutes ou plusieurs heures que je suis là à contempler le curieux phénomène, tellement ma fébrilité est à son comble.
Un remous apparaît…
… provoquant de gros bouillons d’écume. Surgit alors une forme, oblongue, aux reflets métalliques. L’obscurité est dense, m’empêchant une observation précise. La lueur, quant à elle, semble émaner d’une sorte d’ouverture… Comme… Je n’ose l’affirmer… Un hublot… Cette chose serait-elle un navire ? Une machine capable d’évoluer sous les eaux à sa guise et à une vitesse dépassant l’entendement ? Mes pensées se bousculent. Bien sûr j’ai entendu parler du Plongeur, ce premier bateau sous-marin à moteur, testé récemment. Mais au grand jamais on ne saurait le comparer à l’engin qui vient d’émerger sous mes yeux.
Le tourbillonnement semble s’intensifier…
… dans le sillage de l’appareil. Après la surprise vient l’effroi car je crois deviner au milieu du tumulte une agitation désordonnée, comme des bras gigantesques, évoquant des tentacules, battant les eaux et s’élançant vers les cieux. Le navire serait-il la proie de quelque monstrueuse créature ? Je n’en saurai pas plus car en quelques secondes la terrible scène s’évanouit. Tout a disparu, absorbé par la plaine liquide qui retrouve alors ses paisibles courants.
Je reste là, interdit…
… les mains agrippées au parapet. Je sors peu à peu de mon état de stupéfaction. Une question s’impose à mon esprit : aurais-je rêvé ? Cette vision serait-elle le fruit d’un cerveau trop préoccupé et fatigué par des heures de veille ? Ou alors…
J’attends encore un bon moment…
… dans l’espoir qu’une réapparition de cette chose me confirme que je ne suis pas fou. Mais rien n’arrive. On n’entend plus que le doux ressac. Je me remets en marche, les mains dans les poches, encore tremblantes. Sur le chemin de la maison je commence à me dire que, même si ce n’était qu’un songe éveillé, cette expérience pourrait avoir du bon. Quand j’arrive à la grille du jardin, une idée a jailli. Peut-être bien la bonne idée pour mon prochain roman. L’histoire d’un submersible titanesque, en avance sur son temps, dont la route l’emmènerait sur tous les océans du globe, affrontant mille dangers. Avec à son bord un capitaine digne de son navire, démiurge tout aussi terrible et impressionnant.
Cette nuit je ne dormirai pas. La feuille blanche sur le sous-main m’attend…
On n’avait plus entendu parler des Cités Obscures…
… la gigantesque saga de François Schuiten et Benoit Peeters, depuis 2009 avec la parution de « Souvenirs de l’éternel présent ». 15 ans plus tard, à la grande surprise et entière satisfaction des afficionados, les deux compères décident de réanimer la bête. Bien que Schuiten, fieffé petit menteur et c’est tant mieux, avait affirmé que la BD, pour lui, c’était bel et bien fini.
Cela dit…
… considérer « Le retour du capitaine Nemo » comme une bande dessinée serait aller un peu vite en besogne. Car nous aurions plutôt affaire ici à un roman graphique qui ne retrouve le format à plusieurs cases que sur les dernières pages du dénouement.
Du fond des abysses…
… dans un cataclysme aveuglant, surgit un étrange vaisseau hybride, mi-animal mi-machine. À son bord un homme aux allures préhistoriques, cheveux et barbe démesurés couvrant sa nudité, s’éveille sans savoir ce qu’il fait là. Peu à peu les souvenirs émergent. Il se souvient être le capitaine Nemo, jadis seul maître à bord du Nautilus, formidable submersible défiant les technologies les plus avancées de son époque. Néanmoins sa position du moment est bien différente car il se rend vite compte qu’il n’ a aucune main mise sur le commandement du Nauti-poulpe, car c’est de ce nom qu’il a décidé de baptiser l’engin. Cet engin qui semble avoir conscience de sa présence dans ses flancs, lui fournissant tout le nécessaire, y compris de quoi se vêtir et retrouver une allure d’homme civilisé.
La créature et son passager…
… entament alors un périple qui va les mener tout au long de la géographie imaginaire des Cités Obscures : la mer des Adieux, les falaises de Tirus, le mont Analogue ou bien encore Brüsel, Pâhry…). Le fantastique voyage les mènera jusqu’à Samarobrive, reflet d’Amiens dans ce monde parallèle, Amiens, dernière étape de la vie de Jules Verne, Samarobrive, dernière étape pour Nemo qui connaîtra là une surprenante réponse à sa quête d’identité.
Le retour du capitaine Nemo – Bande annonce
Retrouvaille donc…
… pour le dessinateur et le scénariste, avec un univers vernien déjà évoqué dans les épisodes des Cités Obscures, « L’enfant penchée » et « L’écho des cités ».
Retrouvailles pour lesquelles on peut grandement remercier la ville d’Amiens car tout a commencé par une commande de celle-ci invitant François Schuiten et le sculpteur Pierre Matter à imaginer un projet dans le cadre d’une célébration de Jules Verne prévue en 2025. Les premiers croquis préparatoires voient donc le jour, ébauchant peu à peu ce qui va devenir le Nauti-Poulpe, engin mécanique et organique inspiré du Nautilus. Benoit Peeters, à la vue de ces esquisses, se dit qu’il y a là matière à pousser l’aventure plus avant en développant une histoire. Scénario dans lequel le duo ne tarde pas à percevoir une nouvelle page des Cités Obscures.
Le dessin de Schuiten fait merveille…
… une fois de plus. Illustrations en noir et blanc, pleine page, à l’étrangeté belle, intrigante, et parfois inquiétante. Images énigmatiques dont les détails semblent être le point de départ d’une autre histoire dans l’histoire. Le trait, tout en ces hachures chères à Schuiten, évoque le style des grands illustrateurs du 19ème siècle comme Édouard Riou dont les gravures accompagnèrent les Voyages Extraordinaires d’un certain… Jules Verne… Non pas que le dessin du belge n’est jamais été d’une grande cohérence vis à vis des sujets traités, loin de là, mais on atteint ici une osmose quasi parfaite qui fait de ce retour du capitaine Nemo un bijou d’esthétisme et un vibrant hommage à un des plus grands romanciers de l’imaginaire.
Et pour que le plaisir…
… soit encore plus grand que grand, l’édition propose un supplément, « Autour de Jules Verne », faisant la part belle à de superbes illustrations de « Paris au XXème siècle », seul roman d’anticipation de l’écrivain nantais, puisque l’action se déroule dans le Paris de 1960. Manuscrit d’ailleurs refusé à l’époque par Jules Hetzel, l’éditeur de Verne, qui jugeait l’histoire trop pessimiste. Le livre ne parut qu’en 1994 à l’initiative de Jean Verne, l’arrière petit-fils, qui retrouva le manuscrit dans un coffre à l’occasion de travaux dans la maison de son illustre ancêtre. Les dessins de Schuiten n’en sont que plus chargés d’émotion, rendant justice à une œuvre incomprise en son temps.
Jules aurait certainement apprécié…
Les Cités Obscures tome 12
Le retour du capitaine Nemo
François Schuiten – Benoit Peeters
96 pages
Casterman