Karel Zeman, l’illusionniste
Le mot « Fin » est apparu sur l’écran. Les lumières se rallument dans la salle. Au premier rang deux vieux messieurs restent assis sur leurs sièges alors que les spectateurs quittent doucement les lieux.
— Quelle merveille, murmure l’un des deux.
— Oui mon cher Georges, une pure merveille, j’en conviens, répond l’autre.
— Vous vous rendez compte, Jules, des progrès que le cinéma a fait en quelques décennies ! C’est absolument incroyable ! Ah si seulement j’avais pu disposer ne serait-ce que d’un dixième de toutes ces fabuleuses techniques !
— Comme je vous comprends, moi-même je regrette presque d’être né trop tôt et de ne pas avoir pu profiter de cette machinerie. L’écriture me semble soudain bien limitée au vu de cette magie qui enchante l’oeil. Peut-être même aurais-je été tenté d’apprendre les secrets de ce nouvel art et d’utiliser ces… Comment dit-on ? Ces caméras ? C’est cela ?
— Oui c’est bien cela. Dîtes moi, vous auriez été un redoutable concurrent !
Suite à cette malicieuse réplique les deux vieillards éclatent de rire, d’un rire franc et enjoué de gamins qu’ils ont su rester.
— Mon cher Jules, il se fait tard, et je crois que le cinéma ne va pas tarder à fermer.
— Oui oui Georges, allons-y. En tout cas ce fut un réel plaisir que de partager ce moment avec vous.
Le duo quitte la salle. La nuit est tombée, il neige. Deux silhouettes, le col relevé contre la morsure du froid, s’éloignent dans la ruelle, la tête encore pleine de toutes les illusions féeriques du cinématographe. Et puis elles s’évanouissent peu à peu tandis que les flocons effacent les dernières traces de leur passage.
Karel Zeman
C’est le nom de l’auteur du film que ces deux patriarches viennent de visionner. Ce cher Georges et ce cher Jules. Méliès à l’état civil pour le premier, Verne pour le second. Fantômes complices d’un soir venus explorer le futur, histoire de vérifier si leur réputation de visionnaires est justifiée. Pourquoi Georges Méliès et Jules Verne ? Car c’est certainement une source d’inspiration majeure pour ce cinéaste tchèque.
Quelque part en Bohême
Karel Zeman pousse son premier cri en 1910 à Ostromer, ville du nord-est de la Bohême, dans l’actuelle Tchéquie. Mais laissons le poupon grandir tranquillement pour le retrouver 18 ans plus tard. Le jeune homme étudie dans une école de commerce qui ne lui permet pas de développer son don manifeste pour les arts. Car c’est plutôt çà son « truc » à Karel. Surtout le théâtre. Et en particulier celui de marionnette. Déjà gamin il concoctait des petits spectacles pour son frère cadet. Une passion qui ne l’a en définitive jamais quitté.
Départ pour la France
Mais comment lier le domaine commercial et son goût créatif ? La publicité peut-être ?
Bon, dans l’Autriche-Hongrie des années 20, c’est pas gagné. La France, voilà où il va tenter sa chance. Zeman y part donc étudier au sein d’une école de pub reconnue. Diplôme en poche, il décide de rester car l’opportunité se présente de rejoindre un studio publicitaire à Marseille. Il va y travailler durant sept ans comme dessinateur et découvrir les techniques du film animé dans le cadre d’une réclame pour un potage. Premier coup de projecteur sur une carrière en devenir…
Les effets spéciaux de Karel Zeman – Reportage
Home sweet home
1936. Karel Zeman quitte son emploi. Il en profite pour voyager. Le Maroc, l’Égypte, la Grèce l’émerveillent et enrichissent sa vision du monde, sa sensibilité d’artiste.
Mais au bout d’un moment le mal du pays commence à se faire sentir. Pays qui, pendant toutes ces années, a commencé à s’ouvrir aux nouveaux supports commerciaux et à la publicité. De retour au bercail au début des années quarante et fort de son expérience acquise en France, le jeune homme réalise, pour les chaussures Bata et les voitures Tatra, ses premiers films d’animation mettant en scène des marionnettes. Le rêve ! Un rêve qui ne fait que commencer…
Rencontre décisive
La publicité lui a permis de concrétiser son talent. Certes. Mais Zeman ne veut pas se contenter d’un « job ». Il sent qu’il peut aller plus loin. Devenir un cinéaste, un artiste à part entière. En 1943, il montre son travail au réalisateur Elmar Klos qui l’embauche illico dans son studio d’animation. Il va y rencontrer Hermina Tyrlova, réalisatrice d’un renom certain qui va l’aider à créer son premier court-métrage, « Rêve de Noël ». Karel, dans cette première tentative, a le culot de mixer animation et prises de vues réelles. Pari risqué. Pari tenu. À tel point que le film, présenté au Festival de Cannes de 1946, est récompensé, offrant à Zeman une visibilité à l’étranger.
À l’école du « court »
Grisé par ce succès, Karel Zeman part sur une série de court-métrages, « Mr Prokouk », où il met en scène avec succès, et cette fois ci seul, les aventures humoristiques d’un pantin incarnant le tchèque ordinaire au prise avec le quotidien. Et les projets s’enchaînent avec, entre autres, une premier essai de moyen-métrage, 30 minutes, intitulé « Le Roi Lavra », qui sera primé au niveau national en 1950. Zeman est alors dans une frénésie créative, avide de tester de nouvelles techniques, d’innover. Il le sait, il se sent prêt à affronter la grande aventure du long-métrage.
Premier coup de maître
1953. Zeman réalise son premier « long », « Le trésor de l’île aux oiseaux » dans lequel il mélange marionnette et dessin animé.
Mais c’est 1955 qui va être l’année cruciale. Le cinéaste tourne son premier « grand film », « Voyage dans la préhistoire », qui raconte les aventures de quatre gamins transportés au temps des dinosaures. C’est un véritable choc dans le monde de l’animation. Karel Zeman pousse encore plus loin la technique d’animation intégrée à des prises de vues réelles. Bricoleur de génie, il invente de nouveaux effets spéciaux.
Karel Zeman – Voyage dans la préhistoire
« A l’époque, l’animation ne se faisait pas sur ordinateur comme aujourd’hui. Tout était beaucoup plus compliqué. Mais Karel Zeman était un véritable génie, quelqu’un de très créatif. Il a utilisé pour ce film la technique de multiple exposition avec caches. Elle consiste en l’exposition deux, voire plusieurs fois du même segment du négatif, chaque fois seulement en partie. Les autres parties restent dissimulées par des caches. Après chaque exposition, on revient en arrière et la partie filmée est, à son tour, dissimulée par des caches, tandis que la partie cachée lors de la prise précédente est exposée. »
Zuzana Kunstová, guide francophone du Musée Karel Zeman de Prague.
Bref, du jamais vu. Mais Karel n’a pas encore brûlé toutes ses cartouches…
Karel Zeman – Les aventures fantastiques
Au sommet
« Les aventures fantastiques« . 1957. Deuxième long-métrage et naissance d’un chef d’oeuvre. Avec ce film Karel Zeman est au sommet de son art. Dans cette adaptation en noir et blanc du roman de Jules Verne « Face au drapeau », le cinéaste fait évoluer des acteurs de chair et d’os dans des décors inspirés des gravures qui illustraient à l’époque les ouvrages de l’écrivain. Il modernise aussi les techniques de Georges Méliès en utilisant ces mêmes décors en trompe l’oeil. Zeman invente ainsi un univers graphique qui restera unique dans l’histoire du cinéma.
Karel Zeman – Les aventures fantastiques
Karel Zeman – Les aventures fantastiques
Consécration
Dans les années qui vont suivre Karel Zeman va continuer dans cette voie, peaufinant ce langage visuel qu’il a créé de toute pièce. En 1961 ce sera « Le baron de Crac », son deuxième grand chef d’oeuvre, où il raconte les péripéties du baron de Münchhausen. Il prend cette fois sa matière dans les gravures de Gustave Doré dans lesquelles évoluent des acteurs réels, toujours selon la technique éprouvée dans « Les aventures fantastiques ». Puis suivront de nombreuses autres réalisations comme « Le dirigeable volé » ou « Sur la comète », nouvelles adaptations de Jules Verne. Et comme à chaque fois le succès est au rendez-vous.
Karel Zeman – Le baron de Crac
Nouveaux horizons
Le temps passe mais n’entame pas la curiosité de Karel Zeman et sa soif d’expériences nouvelles. Les années 70 arrivent et voient le cinéaste se consacrer au dessin animé traditionnel, genre qu’il n’avait jamais abordé. Là aussi son inventivité fait merveille et donnera quelques bijoux comme « L’apprenti sorcier » où il s’essaye à la technique d’animation à partir de papier découpé.
Héritage
Karel Zeman disparaît en 1989, laissant au septième art un héritage d’une richesse incroyable. Un style, un esprit, un univers unique qui a même fasciné et influencé des gens comme Steven Spielberg, George Lucas et autre Tim Burton qui admettent volontiers leur admiration pour ce génie singulier. En 2012 un musée Karel Zeman ouvre ses portes à Prague. Il accueille chaque année près de 40000 visiteurs et des cinéphiles du monde entier.
La magie Zeman ne sembla pas près de s’éteindre…
Filmographie sélective :
1946 – Rêve de Noël
1947 à 1972 – Mr Prokouk
1953 – Le trésor de l’île aux oiseaux
1955 – Voyage dans la préhistoire
1957 – Les aventures fantastiques
1961 – Le baron de Crac
1967 – Le dirigeable volé
1970 – Sur la comète