SONIC BLUE, conte rock par Serge Debono et Denys Legros

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Sonic Blue : conte-rock écrit par Serge Debono et illustré par Denys Legros. Tout spécialement pour les lecteurs de Cultures Co.

L’histoire d’un luthier, d’une guitare Sonic Blue, et d’un amour un peu trop parfait…

Sonic Blue (illustration Denys Legros)

© Denys Legros

Lorsque Nick avait fait irruption dans ma boutique, il y a bientôt trois mois de cela, il ne représentait pas une menace à mon bonheur. Il était semblable en cette année 1967, à tous ces jeunes défilant dans les rues de San Francisco. Beaucoup d’entre eux tentaient d’accéder à une liberté illusoire par le biais de la musique.

En entrant, son regard s’était posé instantanément sur ma dernière création. Une Telecaster Sonic Blue. J’avais reproduit à l’identique un modèle de 1958, en y ajoutant deux chanfreins de confort. Mais il suffisait de regarder le visage de Nick pour comprendre que son intérêt n’avait rien de pragmatique.

Il considérait la Sonic Blue comme s’il s’agissait d’un trésor antique.

J’étais touché par son attitude. De plus, en l’écoutant jouer, j’eus soudain la conviction que ce jeune homme était digne de mon travail. Il fallait l’entendre, c’était comme si la guitare l’avait choisi !

Ses maigres cachets de musicien ne lui permettaient pas de se l’offrir. J’avais donc consenti à baisser mon prix de vente de 25%, en acceptant un paiement échelonné sur trois mois. Aussi exceptionnelle qu’était ma proposition, il ne paraissait pas s’en émouvoir. J’aurais sans doute dû me sentir offusqué, mais l’envoûtement qu’exerçait ma Sonic Blue sur ce musicien éclipsait toute autre considération. Je finissais même par compatir à sa frustration de devoir attendre trois mois pour obtenir son dû, et acceptais de lui prêter le seul exemplaire exposé. Quelques jours plus tard, tandis que je me trouvais à Waunakee (Wisconsin) pour un achat de matériaux, Nick venu s’approvisionner en cordes, faisait la connaissance de Blanche

J’ai rencontré la lumière de ma vie sous un ciel d’orage et une pluie battante. C’était l’hiver 1951. Je faisais la queue au Logan Theatre, impatient de voir sur les écrans un film dont on disait le plus grand bien. Un Tramway nommé désir

Un Tramway nommé désir (bande annonce)

Je m’efforcais de rester le plus sec possible en me glissant auprès de la cliente qui me précédait, quand je compris qu’elle était dans l’embarras. Il lui manquait vingt cents pour acheter son ticket. Si son joli minois ne paraissait pas émouvoir le caissier, il m’incita à extraire de ma poche la somme manquante. Reconnaissante, Blanche accepta de s’asseoir à mes côtés durant la séance. Pendant que j’étais conquis par la fébrilité de Vivian Leigh, elle se laissait émoustiller par le sex-appeal animal de Marlon Brando. Pourtant, dans l’obscurité, comme guidés par la certitude que notre rencontre n’était pas fortuite, nos mains s’entrelacèrent.

Blanche possédait la beauté d’une poupée de porcelaine…

Sous une coiffe blonde platine, son rouge à lèvres et ses yeux soulignés d’un trait noir lui donnaient des allures de geisha nordique. De mon côté, je n’avais rien d’un playboy, mais la nature ne m’avait pas prise en traître pour autant. Je n’étais pas très loquace. Blanche parlait peu également. Nous avions en commun un intérêt pour la culture européenne et une passion pour la musique et le cinéma. Trois semaines plus tard, Blanche emménageait dans mon appartement. Nous étions contre le mariage. Nos promesses intimes nous suffisaient.

Avant que je m’en rende compte, 17 ans s’étaient écoulés…

Sournoisement, l’habitude s’était insinuée dans notre quotidien. Pourtant, jusqu’à l’arrivée de Nick, Blanche semblait jouir de chaque instant passé à mes côtés. Si j’avais pris quelques rides au fil des ans, le visage de Blanche rayonnait comme au premier jour. Naïvement, je croyais que c’était le résultat d’une vie heureuse, et épanouie…

La première fois que j’avais tenté de la supprimer, c’était deux jours après avoir découvert son manège. J’avais appliqué la bonne vieille méthode de l’oreiller durant son sommeil. Elle s’était à peine débattue. Une fois ma besogne achevée, incapable de transporter le corps, j’étais descendu dans le salon pour m’enfiler la moitié d’une bouteille de scotch. Assis dans mon fauteuil, je contemplais hébété les premiers rayons du soleil filtrant entre les persiennes, quand j’entendis du bruit dans la cuisine…

Penchée au-dessus de l’évier, Blanche s’appliquait à nettoyer la cafetière.

Ses paupières n’étaient encore qu’à demi ouvertes, mais elle semblait se porter comme un charme. J’étais liquéfié de la voir ainsi s’activer. J’avais pourtant pris son poul durant de longues minutes après avoir retiré l’oreiller. De toute évidence, son cœur s’était remis à battre après mon départ. Il me fallait user d’un moyen plus radical. La nuit suivante, elle dormait déjà depuis deux heures quand je suis entré armé d’un couteau…

J’avais visé légèrement sur la droite du sternum. Blanche avait ouvert de grands yeux horrifiés pendant une dizaine de secondes avant de rendre l’âme. Travaillé par la vue du sang, j’étais allé noyer mon dégoût dans le whiskey.

Mais comme la veille, Blanche s’était levée avec le soleil, radieuse, sa chemise de nuit aussi blanche qu’une tenue de baptême…

Terrifié, autant par mes actes, que par la nature de l’individue partageant ma couche, je pris mes distances avec Blanche. Lui déléguant le magasin, je passais mes journées enfermé dans mon atelier, à polir cette guitare, et à nourrir ma haine. J’avais profité que Blanche était occupée avec des clients pour fouiller ses affaires. J’étais descendu à la cave, afin de déterrer les rares objets qu’elles possédaient quand nous nous sommes rencontrés. J’avais inspecté notre chambre et chaque pièce de la maison, avec l’espoir d’y trouver un élément de réponse. La preuve irréfutable qu’elle était un vampire, un ange, ou même un démon. Ou bien juste une immortelle. Mais je n’avais rien trouvé d’insolite, ni dans son état civil, ni sur ses bulletins de santé.

Blanche arborait un air coupable auquel je n’étais pas indifférent. Peu à peu, mon esprit s’efforçant de l’épargner, je trouvais dans mon travail une nouvelle motivation.

En terminant le manche de la Sonic Blue, une idée m’était venue. Une sombre idée, et une chance d’apaiser cette colère grondant au fond de moi.

Un semaine plus tard, Nick venait chercher sa commande. Je m’étais arrangé pour que Blanche soit absente. Afin de ne pas attirer son attention, j’avais repris la boutique en main quelques jours plus tôt. Je ne pouvais m’empêcher de jauger Nick du regard, mais je fis en sorte de me montrer cordial. La Sonic Blue trônait sur le comptoir, flambant neuve. Il suffisait de voir ses yeux pour comprendre que la suite de mon plan allait fonctionner. Quand j’ai proposé à Nick de l’essayer, il n’a pas hésité une seconde…

Il ne m’avait fallu que quelques minutes pour bricoler un court-circuit dans un ampli à lampes de 450 volts. Soucieux de mettre toutes les chances de mon côté, je l’avais branché sur une prise non reliée à la terre.

Quand Nick a sanglé la Sonic Blue sur son épaule, il tremblait de bonheur. Je lui ai tendu un médiator en le gratifiant d’un clin d’œil complice. Je me suis éloigné pour assister au spectacle. Son corps figé, sa chevelure hirsute. Des étincelles, des flammes, et cette odeur de chair brûlée…

Je pensais assouvir ma vengeance, et rétablir une forme d’équilibre.

Je m’imaginais que Blanche finirait par l’oublier. Mais surtout, que l’amour qui nous avait unis autrefois reviendrait fleurir nos vies. Je me trompais. J’ai obtenu la pire des pénitences. Le silence. Durant les dix années qui ont suivi, j’ai dû contempler Blanche se dessécher sans se faner. Sans que je puisse rien y faire. Je devais me rendre à l’évidence, la lumière s’était éteinte dans ses yeux, dès l’instant où Nick avait cessé d’exister.

Rongé par les remords, autant que par le cancer, je vis les dernières semaines de mon existence. C’est seulement aujourd’hui que je réalise que j’aurais préféré la laisser partir et la savoir heureuse. C’est seulement aujourd’hui que je comprends à quel point je l’aime, bien que j’ignore de quoi elle est faite. J’ai tué mon pauvre amour à trois reprises. La troisième fut la bonne.

FIN

Après La Mort du Rock, je tiens à remercier Denys Legros d’avoir une nouvelle fois mis son talent au service de mon imagination. Il m’a fait un grand honneur, et un immense plaisir.

Serge Debono

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