Paul AUSTER – 4 3 2 1

Paul Auster est un écrivain « sérieux » – ce qualificatif n’est pas utilisé en tant qu’antonyme à « dilettante », mais dans le sens « littéral ». Au cœur de ses romans, s’il lui est arrivé d’aborder des situations apparentées au « polar », ou au « thriller » – volontiers baptisés « roman de gare » : « Un thriller ? Ce n’est pas de la littérature… » –, ses sujets de prédilections portent davantage sur ses contemporains, leurs aventures du quotidien, et sa ville : Manhattan, Queens, The Bronx, Staten Island, Brooklyn… New-York. Par contre, les existences de ses personnages, intra et extra-muros, sont particulières, les amènent à croiser des situations originales, ouvrent à la possibilité d’une histoire… ou d’une autre. Avec 4 3 2 1, véritables chroniques « des » vies d’Archie Ferguson, le lecteur bénéficie d’un récit au développement innovant, inattendu, sans équivalent dans la littérature contemporaine.
« En repensant aux différentes façons dont la vie s’est montrée généreuse ou cruelle à son égard, il finit par comprendre qu’il a provoqué lui-même la plupart de ses problèmes, que c’est sa faute s’il a fait de sa vie une histoire morne et si peu aventureuse… »
Au cours de sa vie, hors notion de « destin » ou « destinée », tout être humain est amené à faire des choix qui déterminent le « chemin » qu’il va suivre. Qu’en serait-il de son existence s’il prenait des voies différentes ? Dans 4 3 2 1, ce dilemme est au cœur du récit. Contrairement aux animaux qui agissent par instinct, l’homme prend des « décisions ».
Même lorsqu’il « subit » ce qui lui arrive, ou qu’il fait un choix sous la contrainte, une place est laissée à l’incertitude quant à ce qui va « suivre » ; « Si tu ne parles pas, je te tue », certains vont parler, d’autres vont mourir… Ce qu’on pourrait appeler « la musique du hasard » – titre d’un précédent roman de Paul Auster, Actes Sud 1991. Le « hasard » car une fois décision prise, comment présager de ce qui va « arriver », de ce qui n’existe pas encore, du « futur » ? Même en tenant compte des tous les paramètres imaginables, l’inconnu subsiste.
4 3 2 1 présente les quatre vies différentes d’un même protagoniste, dans un même entourage, en fonction des choix qu’il prend ou que l’on prend pour lui – dans un premier temps, la destinée d’un enfant dépend d’où il naît, du contexte social et des aspirations de ses parents à son égard. Paul Auster va encore plus loin dans son récit pluriel. Il intègre l’influence de l’environnement sur son « héros », ainsi que l’impact de ses lectures, de sa religion ou de ses croyances, qu’il les ait sciemment choisies ou qu’il en soit tributaire.
On l’aura compris, un tel postulat aurait pu accroître à l’infini le volume accordé à l’ouvrage. D’autant plus que, lecture engagée, le lecteur parcourt insatiablement les deux mille dix-neuf pages de sa version française en regrettant, au final, qu’il n’y en ait davantage.
« Dieu est cruel, Archie. Il devrait protéger les braves gens dans ce monde mais il ne le fait pas. Il les fait souffrir tout autant que les méchants ».
Évidemment, comme dans chacun de ses livres, Auster en profite pour exposer quelques-unes de ses vérités et/ou interrogations existentielles. De concert, il décrit une Amérique, magnifique dans ce qu’elle a de plus beau, laide via ses travers et défauts. Pour le fan, rien de surprenant, cette méthodologie narrative apparaît déjà dans ses précédents romans. Qu’il s’agisse de Moon Palace (1993), racontant New-York côté face et un versant du rêve américain côté pile, ou Mr. Vertigo (1997), et son personnage plus commun aux frères Grimm traversant des faits historiques propres aux Etats-Unis, la conduite du récit laisse place à la réflexion, voire l’introversion de ceux qui le lisent.

« Je pensais à l’esclavage, répondit Ferguson. À ces gens qui étaient véritablement possédés par d’autres et qui devaient faire ce qu’on leur disait depuis la minute de leur naissance jusqu’à celle de leur mort ».
La transposition de son imaginaire au cinéma, de l’écran d’ordinateur à celui des salles obscures, a immanquablement titillé Paul Auster. En parallèle à son statut d’écrivain, il a scénarisé et/ou réalisé six longs métrages, dont Smoke, Brooklyn Boogie (1995) ou Lulu On The Bridge (1998), pour les plus connus. Attiré tant par la notion d’inattendu que celle du réalisme, faire appel à Harvey Keitel afin d’interpréter ses projections mentales relevait de l’évidence. Cet acteur jouerait le contenu d’un annuaire de façon plus naturelle que les pages qui le portent.
Tom WAITS – Downtown Train (extrait BO de Smoke)
4 3 2 1 a demandé trois années de travail à son auteur. Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, une telle capacité de concentration, une telle abnégation relève du remarquable. Toutes celles et tous ceux qui taquinent l’imaginaire de la plume, du stylo ou du clavier savent de quoi il retourne : une tâche usante, dévoreuse d’énergie, obsessionnelle, envahissante. Louons Paul Auster pour l’avoir menée à terme de si belle façon.
Six ans plus tard, le 30 avril 2024, le scénariste de sa vie le conduit sur un chemin qu’il n’aurait sans doute pas choisi. Si Auster l’avait écrit lui-même… Il reste que, curieux de ce à quoi pouvait bien ressembler l’inconnu, il en possède maintenant les clés, ou une partie. En tout cas, bien assez pour nous offrir un prochain récit, nous régaler de sa propre destinée.
Thierry Dauge
Paul AUSTER – 4 3 2 1 – Editions Actes Sud – Parution France en 2018 – 2019 pages











