Petit Pierre – Son manège à lui
— Hé ! L’beugniot ! Ha ha !
— Ah mais alors, c’qu’i’ peut êt’ moche !
— Vipère, tête de vipère ! Ha ha !
— Sais même pas causer en plus !
Tous les jours, ou presque…
… l’enfant encaisse les mêmes méchancetés, les mêmes moqueries bêtasses. On est pas toujours tendre, entre gamins dans la cour de récré, quand la différence vous cloue dans votre coin, à part. Parce que la différence ça fout la trouille. Alors on exclut, bien loin. On balance des vacheries comme on jetterait des pierres. Ça rassure.
Loiret. Vienne-en-Val. 1909…
… Pierre Avezard, dit Petit Pierre, arrive au monde. Une arrivée pas vraiment placée sous les meilleures auspices. Ce jour là les bonnes fées de la providence devaient être occupées ailleurs. Le bulletin de santé n’est effectivement pas folichon : né avant terme, le bambin est frappé du syndrome Treacher Collins. Résultat : Pierre démarre dans la vie borgne, pratiquement sourd et de surcroît muet puisque Dame Nature, au passage, a oublié de lui fabriquer un palais.
Alors, évidemment, ça ne va pas être simple…
Pour commencer…
… l’école. Épreuve redoutable à cette époque pour un handicapé. Petit Pierre a du mal à se concentrer mais est fasciné par la géométrie et la mappemonde qui trône dans la salle de classe. Fascination peu partagée par ses « camarades » qui voit surtout en lui un objet de brimades perpétuelles. L’expérience ne dure pas. Au bout d’un an l’éducation nationale remercie Petit Pierre. Par ici la sortie, on ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.
Heureusement, au coeur de ce calvaire…
… existe un refuge. Sa famille. Aimante et protectrice. Thérèse, la grande sœur, joue un rôle important en lui apprenant à lire et à écrire. En 1935 il est placé dans une ferme, dite de La Coinche, pour garder les vaches, ce qu’il fera toute sa vie. « Le métier des innocents » comme on dit…
Pas facile non plus à la ferme…
… Les autres employés prennent vite pour cible ce qui n’est à leurs yeux qu’un être monstrueux et débile. C’est à cette époque que Petit Pierre commence à manifester un intérêt croissant pour le bricolage doublé d’un don d’observation exceptionnel. Il ramasse tout ce qu’il trouve. Vieux clous, chambre à air, fil de fer, bouts de ficelle, tout est bon. Il passe son temps libre à examiner les machines agricoles, à décortiquer les secrets de leur fonctionnement. Petit Pierre, patiemment, apprend.
Cette intelligence…
… il va la mettre à profit une première fois pour échapper à la cruauté ambiante. Petit Pierre, à la pause, a l’habitude d’aller piquer un petit somme dans les hauteurs de l’étable. Repos trop souvent dérangé par ces joyeux drilles de collègues. Il se concocte alors une échelle rétractable qui lui permet de faire gentiment la nique à ses harceleurs. Belle victoire de l’esprit qui laisse entrevoir à notre garçon vacher des perspectives inattendues. Le monde ne veut pas de moi ? Je vais m’en inventer un. Génie de la bricole VS Monde cruel.
Alors il ne s’arrête pas là…
… Il va même participer à l’amélioration des conditions de travail à la ferme en inventant un système de distribution de betteraves pour les vaches. Un mini avion, actionné le long d’un fil par un pédalier de vélo, va décharger sa cargaison dans les mangeoires des bovidés stupéfiés. C’est qu’il les aime ses vaches adorées. Petit Pierre apprécie leur compagnie. Les vaches, elles au moins, ne passent pas leur temps à le tourmenter. Il a ça pour lui, le bancale, le difforme. Pas revanchard. La rancune, c’est pas son truc. Il préfère, quand il rentre chez ses parents le dimanche, fabriquer des jouets pour Léon, son petit frère cadet de 17 ans. Constructeur et constructif.
C’est cette même année…
… 1937, que Petit Pierre imagine et commence son grand œuvre. Un manège. La construction démarre dans l’étable. Petit à petit, avec quelques matériaux. Et puis, en 1942, aubaine. Un bombardier allemand se crashe dans les environs. Chez Paul Hareng, plus précisément, un ancien maçon du coin devenu rebouteux. L’homme aura son importance dans la vie de Petit Pierre, on le verra. En attendant celui-ci en profite pour récupérer une manne inépuisable de ferraille, de tôles, de boulons et rivets de toutes tailles. Tout ce qu’il faut pour développer l’élaboration du fameux manège.
1955…
… La chance semble sourire à l’artiste. Nous retrouvons Paul Hareng qui, s’étant pris de sympathie pour ce petit bonhomme pas comme les autres, décide de lui offrir un lopin de terre. Petit Pierre a un chez lui. C’est là qu’il va ériger sa bicoque, son petit havre où il pourra cogiter en paix ses futures réalisations.
Cette maison…
… plutôt assemblée de bric et de broc, sera deux ans plus tard, rebâtie en dur à l’occasion de la rénovation de la ferme de la Coinche. Bonne augure, grâce au défrichage d’un massif d’acacias de la ferme voisine, suffisamment de bois pourra être rassemblé pour la construction d’une tour Eiffel de 23 mètres qui deviendra une des attractions les plus spectaculaires du manège. Petit Pierre se sent le vent en poupe.
Pendant près de quarante ans…
… il continue, inlassablement, trouvaille après trouvaille, de scier, clouer, marteler sa petite utopie à lui. Et puis, en 1974, c’est le pépin. Attaque d’hémiplégie. Soigné dans un hospice du coin, il retourne tout de même en taxi, tous les week-ends, présenter son carrousel qui, année après année, attire une foule toujours plus nombreuses de curieux.
Le manège
La Fabuloserie…
… Un samedi après-midi. On est bien une quinzaine, avec la guide, à déambuler dans le parc autour de l’étang. Une quinzaine de parapluies sous un crachin tenace. Pas grave. La pluie ne peut rien contre la magie du lieu. Un des bijoux du musée nous attend. Le manège de Petit Pierre.
On y arrive…
… Un assemblage incroyable de carrousels. Des voitures, des trains, des avions, on reconnaît le Concorde au passage, souvenir parmi tant d’autres des voyages offerts en sa compagnie par Léon, le petit frérot devenu ingénieur en aéronautique. Des tracteurs, des vaches, évidemment, et même une vache électrique, pied de nez de l’artiste au « progrès ». Et puis encore une foule de personnages, un automate buvant son verre de vin jusqu’à plus soif, des danseurs du bal du samedi soir où Petit Pierre s’est représenté en train de valser avec une vache puisque personne ne veut de lui pour cavalier. Un peu plus loin des cyclistes tournent éperdument, poursuivis par un tramway.
Soudain tout s’anime….
… ça cliquette, ça bringuebale, ça grince. Vacarme joyeux. Et nous au milieu de tout ça. Sourires béats de mômes ravis. Émerveillement de gosses conquis. Adieu la pluie. Adieu parapluies. Salut fantaisie. Bienvenue rêve. Merci Petit Pierre, mécanicien poète, pour ce message plein d’émotion, d’humour et, malgré tout, de tendresse pour un genre humain qui ne lui a pas toujours rendu la pareille. Belle leçon de vie.
1985…
… Petit Pierre est victime d’une seconde attaque d’hémiplégie. Trop affaibli, c’en est fini du manège qui tourne une dernière fois cette année là. Une dernière fois ? Peut-être pas… En 1987 son frère Léon, désolé de voir le manège s’abîmer faute d’entretien, décide de le sauver. Il a entendu parler de la Fabuloserie, à Dicy dans l’Yonne, créée en 1983 par Alain et Caroline Bourbonnais, deux passionnés d’art brut qui s’installent là pour montrer leur collection. Le couple craque évidemment pour le fabuleux manège. Toute l’installation est alors démontée pièce par pièce et remontée dans le parc de La Fabuloserie. Deux ans de travail acharné qui ont permis de ressusciter la merveille de Petit Pierre, visible aujourd’hui dans le superbe cadre du musée.
Petit Pierre et son manège filmés en 1977 à Fay-aux-Loges – Film super 8 muet
Petit Pierre, quant à lui, descend définitivement de son manège en 1992. À l’instar d’un Gilbert Garcin, photographe lui aussi autodidacte, le petit homme aura marqué la création artistique de son temps…
… Et des temps à venir…
… L’héritage est riche. Déjà en 1978 une expo de photos de ses réalisations avait été présentée au Musée d’Art Moderne de Paris. Deux ans plus tard c’est un documentaire du réalisateur Emmanuel Clot qui est récompensé par le César du meilleur court-métrage. Suivent de nombreux reportages pour la télévision, la radio et la presse écrite en France et à l’étranger. Les années 2000 verront même la création de pièces de théâtre en Espagne et au Mexique. Sans oublier un personnage qui lui ressemble furieusement dans la comédie « Micmacs à tire-larigot » de Jean-Pierre Jeunet en 2009, et une BD, «Petit Pierre, la mécanique des rêves », de Daniel Casanave et Florence Lebonvallet, parue chez Casterman.
Un petit mot sur la Fabuloserie…
… Si vous passez du côté de Dicy, dans l’Yonne, ne manquez pas de faire un petit crochet pour découvrir ce bel endroit insolite qui propose une collection de créations d’art brut unique en son genre, installée dans l’ancienne demeure du couple Bourbonnais, ainsi qu’autour d’un étang dans un parc magnifique.
Pour en savoir plus :
La Fabuloserie