David Prudhomme – Rébétiko (La Mauvaise Herbe)

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Rébétiko

David Prudhomme – Rébétiko (La Mauvaise Herbe)

Il n’entend plus que son souffle…

… court, et le martèlement de ses pieds sur le mauvais pavé. Il court Stavros. À s’en rompre les chevilles à travers le dédale des ruelles dont les murs, déjà chauffés à blanc en ce début de matinée, renvoient sur tout ce qui vit leur chaleur suffocante. Un porche en recoin dans un havre d’ombre. Stavros s’y réfugie, comme un gamin terrorisé par l’approche de la raclée paternelle. La tête lui tourne. Se calmer. Apaiser cette brûlure qui lui incendie les poumons. Ralentir son cœur qui se débat comme un piaf dément dans sa cage. Il tend une oreille inquiète. Rien. À part le bruissement lointain du Pirée dont les quais se sont animés bien avant l’aube.

Peut-être les a-t-il semés…

… Les flics. Les sbires de Métaxas qui se déchaînent depuis ce funeste 4 août quand il a précipité le pays en enfer. Stavros sent la sueur aigre, celle qui empeste la peur, ruisseler dans son dos. Ca va, son corps retrouve une relative sérénité. Ses mains ne tremblent plus. Elles qui serrent si fort, comme une bien aimée, son bouzouki. Ce modeste assemblage de bois et de cordes, réceptacle de toutes ses joies, de toutes ses peines, de toutes ses colères, de toute sa vie. Sa vie d’homme libre et digne. Il pense soudain à Anestis. Pauvre Anestis. Les cognes l’ont rattrapé, lui.

Rébétiko

Ils lui ont arraché le bouzouki des mains…

… l’ont fait mettre à genoux à coup de savates dans les côtes avant de réduire en copeaux l’instrument sous ses yeux horrifiés. Il pleurait Anestis. Pas à cause de la douleur dans son ventre, non, mais à cause de ce pan entier de son existence foulé au pied. Quand il est sorti de taule, il était pas beau à voir. Dehors comme dedans. L’âme à plat. Vidé. Lui qui n’était que rires et bonne humeur, toujours prêt à rendre service. Pauvre Anestis.
Toujours rien. Pas de cavalcades menaçantes. La voie est libre. Rentrer. Retrouver le giron rassurant de la maison et le doux parfum des cheveux de sa Bouboulina. Et puis prévenir les copains. De ne pas aller au tékés* ce soir. Il y aura sûrement une descente vu comment ça barde en ce moment.

Stavros reprend sa route…

… Se retourne souvent, avec toujours cette vague angoisse qui ne le quitte jamais vraiment plus. Lui comme tous les autres, ses frères d’exil.
Sa silhouette disparaît au détour d’une masure, son ombre suivie par un clebs famélique.

* Bar clandestin où se réunissaient les musiciens de Rébétiko

Souhaitons à Stavros la protection d’une bonne étoile, il en aura bien besoin dans cette Grèce de l’année 1936…

Figure de l’extrême droite grecque dans les années 20…

Loànnis Metaxàs est un fervent partisan du roi Constantin 1er. Celui-ci, inquiet de la montée du parti communiste, profite d’une crise parlementaire majeure pour le nommer premier ministre. Nous sommes le 13 avril 1936. En quelques mois Metaxàs dissout le Parlement, bricole la constitution à son avantage et instaure le 4 août, la dictature. S’inspirant du fascisme de Mussolini il fera régner la terreur durant cinq longues années. Partis politiques interdits, opposants systématiquement arrêtés, torture et censure sont au menu des réjouissances façon Metaxàs. Nul besoin de dire que, dans cette sombre histoire, les artistes sont quelque peu persona non grata…

… Et, en particulier, les musiciens de Rébétiko…

Rébétiko

Années 20 toujours…

… La Turquie, suite au trois ans de conflit avec la Grèce, de 1919 à 1922, chasse les ressortissants grecs d’Asie Mineure. Sur le sol hellène les paysans fuient la misère et s’exilent en ville dans l’espoir d’une vie meilleure. Déracinées, ces populations n’ont souvent d’autres choix que celui d’une existence marginale. D’exclus. D’exclus et de révoltés aussi. Vous ne voulez pas de nous ? Alors nous vivrons en insoumis. Les Rébétis, comme se nomme ces jeunes hors-la-loi, dandys sans le sou, vont inventer un médium pour raconter et transmettre leur détresse et leur peine, le Rébétiko, le son des Rébétis, issu des traditions bysantines et orientales qu’ils ont amenées dans leur maigre bagage.

Rébétiko

Le « Blues grec »…

… comme on l’appelle parfois, est un art cru et subtil à la fois. Cru car il dépeint la vie dure, la prison, les amours bancales, l’alcool et le haschich consommés jusqu’à l’oubli total au fond des tékés, les fumeries des quartiers pauvre d’Athènes et du port du Pirée. Subtil par ses rythmes hypnotiques, ses sonorités, celles du bouzouki, luth à long manche, du baglama, sorte de petit bouzouki au son plus brut, de la guitare, du violon ou de l’accordéon qui accompagnent le chant, émouvant et poignant.

Pas besoin de préciser que…

… lorsque Metaxàs instaure son régime de fer, les bars à Rébétiko vont devenir la cible favorite des descentes musclées de la police. Les musiciens, considérés comme décadents et subversifs, sont traqués sans relâche, emprisonnés et voient leurs instruments confisqués et détruits.

Voilà l’histoire que David Prudhomme nous raconte dans…

… Rébétiko (La Mauvaise Herbe)

Rébétiko

Né en 1969…

… David Prudhomme fait ses premiers pas à Paris puis à Nice avant d’atterrir à Bourges. Le gamin dessine beaucoup et ne lâche pas l’affaire lorsque le poil lui pousse au menton. Un bac C en poche et deux ans de pharmacie et de biologie plus tard il préfère néanmoins aller découvrir les mystères et secrets de la BD à l’École de l’Image à Angoulême. Ce sont alors les premières publications comme la série de six tomes de « Ninon Secrète ». Travail déjà remarquable et remarqué qui lui permet de collaborer, entre autres, avec Pascal Rabaté.

David Prudhomme
David Prudhomme

Un beau jour…

… David tombe par hasard sur un livre traitant du Rébétiko. Coup de foudre. Le dessinateur se passionne pour cette musique d’un autre temps et d’un ailleurs lointain.
Passion dévorante qui le pousse à se lancer dans sa première aventure en tant qu’auteur complet, au dessin et au scénario.

Rébétiko

Deux ans de travail acharné…

… Voilà ce qu’il aura fallu à David Prudhomme pour donner vie aux cinq musiciens que l’on va suivre dans le dédale des rues d’Athènes. Parmi eux des artistes ayant vraiment existé, comme Markos Vamvakaris ou Yorgos Batis, figures légendaires du genre, mais aussi imaginaires comme l’élégant Stavros. Rassemblant une énorme documentation Prudhomme dessine en écoutant en boucle le son des Rébétis.

Au final…

… c’est un superbe roman graphique qui n’en finit pas de régaler les rétines. Le trait est vif, expressionniste, captant à la perfection les attitudes, la danse, les visages dans toute la gamme des émotions. On pense parfois à Jacques de Loustal par cette approche presque plus complice de la peinture que de la bande dessinée et par cette économie du texte laissant souvent les planches s’exprimer par le seul dessin. Et si le coup de crayon est redoutable, que dire de la couleur. Là-dessus David Prudhomme n’a rien à envier à maître Jacques. Ca vibre à chaque page de rouge, ocre et noir, tons chauds contrastés, lorsqu’on descend sur le port, par les bleus profonds du Pirée.

Rébétiko

Rébétiko

Récit émouvant d’une journée, parmi tant d’autres, de ceux qui se considéraient, avec dérision, comme des « petits poulpes des bas-fonds, à la bile bien noire ».

« Rébétiko La Mauvaise Herbe », édité par Futuropolis,  a reçu le prix « Coup de coeur » au festival « Quai des Bulles » à Saint-Malo.

Rébétiko

Les Sixties déboulent…

… Les Aphrodite’s Child et toute une flopée de groupes inventent la Pop grecque. Le bon vieux Rébétiko a bien du mal à résister à la déferlante psyché et se fait discret. Mais il en a vu d’autres, il attend son heure… Qui sonnera dans les années 70 / 80 quand la jeunesse redécouvrira cette belle musique de leurs aînés. Le Rébétiko est reconnu aujourd’hui comme un incontournable de la culture populaire grecque. Il est même enseigné dans des cafés-concert, les rébétadika.

Et loin de rester figé dans sa forme ancestrale…

… il est aussi revisité par des artistes contemporains qui le trempe dans un bain de jouvence électrique ou électronique. Des musiciens grecs mais aussi étrangers comme le parisien de Hypno Rebetiko, projet dans lequel Rébétiko, fuzz, réverb et nappes électro s’offrent un flirt hallucinatoire.

Et n’oublions pas Misirlu. Popularisé par Dick Dale et le Pulp Fiction de Quentin Tarantino, la genèse de cette pure chanson de Rébétiko, jouée en Grèce pour la première fois « officiellement » en 1927, remonte certainement bien avant dans le folklore des réfugiés grecs d’Asie Mineure…

Rébétiko – Misirlu

 

Quand je serai mort, les gars, pas d’encens! Allumez
Des paquets de haschich, que m’étouffe la fumée.

Je veux ni cierges ni fleurs, je veux pas de pope ou de sermon,
Apportez de la bonne herbe et chantez vos chansons.

Et quand au fond du trou viendra le moment qu’on me couche,
Laissez-moi le narghilé, le tuyau dans ma bouche.

                               « Quand Je Serai Mort » Rébétika traditionnel

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POUP
Laurent Poupinais, alias Poup. Diverses aventures dans le monde du fanzine (Nestor Mag, La Chronique Du Vermifuge), dans le Rock Punk/Garage (Les Ambulances, Mystery Machine, Traffic Drone) en tant que batteur. Dessinateur addict au noir et blanc qui réalise des illustrations pour des fanzines (Rock Hardi , Cafzic) mais aussi des visuels pour des groupes (pochette de disque, T-shirt, affiche, flyers et toutes ces sortes de choses).

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