Boris VIAN – L’écume des jours …
Né en 1920, décédé en 1959, à seulement 39 ans, Boris Vian a pourtant vécu plusieurs vies. Ingénieur à l’AFNOR, trompettiste de jazz, romancier français et « amerloque », poète, pataphysicien, journaliste / chroniqueur, organisateur de surprises parties, il a cumulé plus d’activités dans sa courte existence que la somme d’un millier d’autres dans la leur.
Evidemment, né trente ans plus tard, les progrès de la science et de la médecine aidant, il serait peut-être encore vivant, cœur malade soutenu prothétiquement. Les êtres de ce Monde les plus essentiels à son équilibre sont souvent lâchés par ce qu’ils ont de plus gros. Par évidence, ce cœur qu’il a tant sollicité continue de battre dans tous ses écrits. A cet égard, son roman le plus poignant, en déborde. Chacune des pages s’ouvrent telles les ailes d’un papillon dont les pigments reproduisent amoureusement l’écume des jours. L’écume des jours ? L’écume de « ses » jours.
Extrait de l’Ecume des Jours (1947)
« Je lui ai demandé si elle aimait Jean-Sol Partre, elle m’a dit qu’elle faisait collection de ses œuvres… Alors je lui ai dit « Moi aussi… », et chaque fois que je lui disais quelque chose, elle répondait : « Moi aussi… », et vice-versa… Alors, à la fin, juste pour faire une expérience existentialiste, je lui ai dit : « Je vous aime beaucoup », et elle a dit : «Oh!»
Des « grands romans » signés sous son patronyme, on retient le titre exotique de celui qui suit ce premier élan poétique. L’auteur précisera, évidemment, que l’action ne se passe ni en automne, ni à Pékin. Passionné, le lecteur imaginera pourtant une aventure pittoresque sise en Asie où de larges plaines parsemées de temples bouddhistes seraient serties d’arbres aux feuillages roussis par la saison. Parcouru d’un souffle tant épique qu’idéocratique, l’idiocratie en point de mire, le roman éclaire le ruban de vies normalisées comme autant d’appels à l’absurdité. Pour Boris Vian, seule l’enfance reste virginale. Déjà, il expose dans ce roman son sens de la religion via la conduite d’un abbé pour le moins « original ».
Extrait de l’Automne à Pékin (1947)
« Il fit un bond considérable, et retomba en tournant sur lui-même, accroupi sur les talons. Sa soutane, déployée autour de lui, faisait une grande fleur noire que l’on distinguait vaguement sur le sable.
– Cela fait partie du rituel ? demanda l’archéologue.
– Non ! dit l’abbé. C’est un truc de ma grand-mère quand elle voulait pisser sur la plage sans qu’on la remarque. Je dois vous dire que je n’ai pas ma culotte apostolique. Il fait trop chaud. J’ai une dispense »
Et si l’herbe était bleue, orange, violette … ou rouge ? Avec Boris Vian, les couleurs sont rarement ce qu’elles paraissent être. La machine à parcourir son passé inventée par Wolf, sensée de concert l’effacer, teinte-t-elle de rouille l’environnement qui la contient pour représenter l’usure des mécanismes psychologiques en jeu ou bien celle, sépia, des souvenirs enfouis destinés à mourir ? A l’évidence, l’enveloppe évidée du corps de Wolf pourrait répondre si le moindre souffle du temps ne la désagrégeait dans ses exhalaisons inodores. L’expectative lui sied si bien …
Extrait de l’Herbe Rouge (1950)
« Oui, j’ai cru que j’avais un but, monsieur Bruel… et je n’avais rien… J’avançais dans un couloir sans commencement, sans fin, à la remorque d’imbéciles, précédant d’autres imbéciles. On roule la vie dans des peaux d’ânes. Comme on met dans les cachets les poudres amères, pour vous les faire avaler sans peine… mais voyez-vous, monsieur Bruel, je sais maintenant que j’aurais aimé le vrai goût de la vie »
Le cortex de Clémentine eut été celui d’une mandarine que ça n’aurait rien changé. Joël, Noël et Citroën auraient tout aussi bien fini dans leurs confortables cages d’acier surprotectrices. Parabole de la projection paranoïaque d’une femme esseulée, l’appel de l’horizon ayant kidnappé son homme, comme il le fait de tous, sur l’écran prétendument immaculé de ses enfants. L’innocence en question, l’obsession coupable de l’esprit maternel envers des êtres qui se construisent par l’expérimentation est au cœur du propos.
En parallèle, la recherche de l’absolution, où toute honte serait bue par la confession, plonge dans un ruisseau pollué le personnage introspectif imaginé par Vian, celui-là même qui prêche pour un Christ luxueux. Et si la Gloïre jusque-là s’occupait à l’épurer, Jacquemort le remplacera bientôt. Constat sur l’hypocrisie quotidienne, l’Arrache Cœur serre le nôtre sans paraître y toucher.
Extrait de l’Arrache Cœur (1954)
« Avec qui l’as-tu fait la première fois ?
– Avec mon père.
– Et pourquoi comme ça ?
– Il disait qu’il voulait pas me regarder, qu’il osait pas.
– Il avait honte ?
– On ne connait pas ça chez nous, dit-elle, dure.
Elle tenait ses seins dans ses mains mais gardait ses cuisses relevées et écartées. C’est la pudeur pensa Jacquemort.
– Quel âge avais tu ?
– douze ans
– Je comprends pourquoi il n’osait pas te regarder.
– Non, vous ne comprenez pas, dit-elle. Il voulait pas parce qu’il disait que j’étais trop moche »
Boris VIAN alias Vernon SULLIVAN
Au cours d’un été à Saint-Tropez, en deux semaines, Boris Vian écrit un thriller inter racial sous le pseudonyme de Vernon Sullivan : J’irai Cracher Sur Vos Tombes. On connait l’histoire. Celle de Lee Anderson, « noir » à la peau blanche qui prend la décision de venger son frère lynché par une horde de sudistes au prétexte qu’il flirtait avec une « blanche ». Du sexe ? De la violence ? Les ingrédients d’un roman noir américain. Et, comme en musique, il faut deux noires pour une blanche, son sort en est celé.
L’œuvre sort en 1946, après l’Ecume des Jours. Elle va déclencher un parfait scandale, certes voulu par l’auteur et son éditeur, mais pas à ce point. L’issue des poursuites judiciaires entamées pour diffusion d’œuvres pornographiques se fera au détriment de Vian / Sullivan. Au final, reste un récit « cru » à l’aspect scénarisé. Exploité cinématographiquement par la suite, il verra des productions plus récentes le dépasser en noirceur. N’empêche, le réalisme de la prose dans laquelle, impudique, elle s’expose, reste un modèle du genre.
Extrait de J’irai Cracher Sur Vos Tombes (1946)
« Le soir, je me suis regardé dans la glace au-dessus de mon lavabo, et je me suis mis à rire à mon tour. Avec ces cheveux blonds, cette peau rose et blanche, vraiment, je ne risquais rien. Je les aurai »
Un an plus tard, Vian publie un deuxième roman très « foncé » sous le même pseudo : Les Morts Ont Tous La Même Peau (1947), puis deux autres plus légers où des jeunes mâles « amerloques » s’en donnent à cœurs joie des plaisirs de la vie. Et si Et On Tuera Tous Les Affreux (1948) expose un fond de réflexion : lorsque tout le monde sera beau, les affreux, on se les arrachera, Elles Se Rendent Pas Compte (1950), navigue en eaux troubles sans plus de message sous-jacent.
Extrait de Elles se rendent Pas Compte (1950)
« Vous me direz qu’avec les souris, on a peut-être été un peu fort avec elles… Mais qu’est-ce que vous voulez, aussi, elles se rendent pas compte »
Boris VIAN – Nouvelliste, dramaturge, poète
Outre deux premiers romans de jeunesses, plutôt orienté « gaudriole » / existentialisme : Trouble Dans les Andains (1943) (publié à titre posthume) et Vercoquin Et Le plancton (1946), une œuvre majeure voit le jour en 1949, un recueil de nouvelles dont celle éponyme surprend tout autant qu’elle glace d’effroi, « Les fourmis » ; étrangement contemporaine de nôtre actualité.
Extrait des Fourmis (1949)
«Les avions commencent à nous lancer des machins par parachute. J’ai eu une déception en ouvrant le premier, il y avait dedans une flopée de médicaments. Je les ai échangés au docteur contre deux barres de chocolat aux noisettes, du bon, pas cette saloperie des rations, et un demi-flask de cognac, mais il s’est rattrapé en m’arrangeant mon pied écrabouillé»
Des nouvelles, Vian en écrit des dizaines qui seront compilées puis publiées (par chance !) après sa disparition (hélas !). Ces volumes comptent : Les Lurettes Fourrées, Le Loup-Garou et Le Ratichon Baigneur. Toutes cultivent des situations incongrues, des personnages évoluant dans un monde parallèle, très proche du nôtre mais sémantiquement différent. Ainsi, une poubelle peut-elle devenir la jolie compagne d’un pou, se crever les yeux permettre de vivre mieux, etc.
Et puis il y a le cas de ce cours récit titré « Drencula » inclus dans un ouvrage au titre évocateur d’Ecrits Pornographiques. De nos jours, surfer sur le web en montre bien d’autres. Rédigé entre 1946 et 1956, il en allait autrement de la morale publique.
«Puisque l’amour, qui est tout de même, je le répète, le centre d’intérêt de la majorité des gens sains, est barré et entravé par l’État, comment s’étonner que la forme actuelle du mouvement révolutionnaire soit la littérature érotique ?» (B. Vian)
Auteur de nombreuses pièces de théâtre, dont l’Équarrissage Pour Tous (1950) ou Les Bâtisseurs d’Empire (1959), Vian effectue une étonnante relecture du Romans de la Table Ronde sous la forme d’un livret et d’une partition (écrite par Georges Delerue) destinés à un spectacle musical. Titré Le Chevalier de Neige, on y voit Lancelot contester à Arthur l’amour de Guenièvre dans un spectacle qui sera joué en 1953 au Festival de Caen ; et donc de son vivant.
Connaitre Boris Vian, c’est aussi reconnaître ses Cantilènes En Gelée (1949), un de ses recueils de poésie. En la matière, il est surtout célébré pour « Je Voudrais Pas Crever » (1952). Repris par un grand nombre d’artistes, déclamé ou musicalisé, notamment par le groupe de rock Eiffel dans son album Abricotine (2001), son inspiration touche toutes les générations.
Extrait de Je Voudrais Pas Crever (1952)
«Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le gout qui me tourmente
Le gout qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir goûté
La saveur de la mort…»
Boris Vian – Jazz et Variété
« Le prince de Saint-Germain-des-Près », tel était son surnom lorsqu’il faisait les beaux jours … les belles nuits du quartier parisien « zazou » dédié au jazz. Il investit une cave voûtée taillée en pierres du même nom baptisée Le Tabou. Elle devient un des clubs germanopratin les plus fréquentés (1947). Boris Vian y côtoie Miles Davis, Charlie Parker ou Dizzy Gillepsie et y invite Duke Ellington, la fine fleur du Jazz mondial. Il y joue de la trompinette lors de jams improvisées. Contraint par la maladie de lâcher le cornet à piston, il écrit des chroniques sur le thème, notamment dans Jazz Hot, et produit des émissions radiophoniques en « fran-glais » à destination des Etats-Unis.
Côté « variété », il copine avec un Serge Gainsbourg naissant, une Juliette Gréco iconique, muse des artistes locaux. Mais c’est surtout avec Henri Salvador qu’il va « gidouiller », avec des chansons comme « Faut Rigoler » ou « Blouse Du Dentiste » ; un jour repris par Salvador en duo avec Ray Charles. Outre le discutable « Fais Moi Mal Johnny » starisé par Magali Noël, il écrit une myriade de titres dont il devient lui-même l’interprète : « On N’est Pas Là Pour se Faire Engueuler », « Je Suis Snob », « La Java des Bombes Atomiques » et … « Le déserteur ».
Boris VIAN – Le Déserteur
« Décédé en 1959, à seulement 39 ans … », grand humaniste, peut-être aurait-il aimé, dans le contexte qui nous étreint, où le bruit des bombes a repris de plus bel, qu’un pataphysicien traduise en russe les paroles de sa chanson ? … Certainement.
Thierry Dauge